25 septembre 2011

Deuxième micro-revue (sous la direction de Nancy R. Lange)


Elle m’est apparue lors d’une soirée de lecture dans un parc de Montréal. Elle était couchée sur la table. Tout de suite, elle a attrapé mon regard. Je l’ai prise et je l’ai ramenée chez moi. Elle a squatté ma tête un bon moment, même quand je n’étais pas avec elle. Je me suis demandé jusqu’à quel point on peut accepter de souffrir pour être comme les autres, pour être belle, pour être aimée.
C’est une femme sans tête. Elle ne parle pas, tourne le dos au monde à longueur de journée. J’ai demandé à quatre femmes de se joindre à moi pour vous parler d’elle.

Nancy R Lange



(Merci à Véronique Gagnon, Françoise Belu et Flavia Garcia d’avoir répondu présente à mon invite. Merci à Catherine Cormier-Larose de m’avoir demander de participer à son projet. Les images sont tirées d’un exemplaire qu’elle m’a fourni du magazine Vie des Arts, numéro 144 septembre 1991, d’où origine aussi notre couverture)


Le corps au premier plan


tapie derrière elle-même
elle attend
lovée minuscule au fond du pied
ne reste de la femme meurtrie
que l’eau du bain
larmes armes arms and legs
nobody knows whose back this is
la fragilité derrière le corps au premier plan

la fillette araignée
réfute toute nourriture
pas même le bon manger
des grosses sœurs à sonnettes
évangéliser l’assiette
avaliser l’ivresse des carnassiers
jamais ne rentrer dans le rang
vampire et cannibale
femelle marquée au fer étêtée
impunément dévorée

sonne l’heure exsangue du couchant
les crocs plantés dans les sucs de la terre
s’empiffrer sans peser le sang puisé dans les sillons du corps labouré
en de savantes arabesques
abreuvés et rougis par mille factions fratricides
de pères en fils de mères en mortes
le nerf de la guerre
l’inconscient à petites lampées
mamelon dont elle refuse obstinément la tétée

pour oblitérer les Remains of the Day
aucune trace
seul le bel embossage peint au scalpel
rien ne lui appartient
corps squatté de l’intérieur
bourdonne comme l’essaim
de délicates morsures
l’habitent tout entier


à Ho-Chiminville la fumante
il y a quarante ans
fillette au napalm hurlant
huit ans d’innocence décapités par les avions marteaux des siens
jetée dans la morgue vivante sa respiration mâchée par la putrescence autour
sa mère folle de coeur la retrouve parmi les cadavres tressés



de la main balaie mille asticots tricotant sa peau explosée
elle grouille des larves des autres
leur voracité perfore son dos
les larmes de sa mère pour seul pansement
écrivent des mots que nuls ne peuvent lire
vers vers vers
Words Words Words
personne ne porte attention aux alexandrins
l’enveloppe scellée avant l’attentat
envolée vers des contrées vendues
Montréal
1975-2011
elle blindée pour de bon
les nerfs comme des crocs
surtout ne rien dévoiler
à l’étroit dans sa cambrure
voilà vous la zieutez en détournant le regard
impossible fracture
on ne réconcilie pas les cendres et le souffre


mouillage dans le port
l’esprit a déserté les portes de sa peau calcinée
au loin ses ombres brûlées dansent sur l’océan
ne faites pas de vagues
de grâce
il y aurait raz-de-marée
partout son âme en miettes récifs dispersés
les membres des uns sur les autres rongés
moignons et pieds bots déployés en un poème sans nom
de la fillette à la femme mûre
braillant ce qui ne se pleure plus
absente et muette
de silice l’hymen perforé les coulées fumantes
chaux sur les joues arrachées
les yeux blancs la mort sous les dents
ne reste que l’empreinte de l’ange
légère sans sexe voilée
ses yeux de pétrole dardent sous la burqa de peau
improvisée
linceul de chair la belle n’a plus de langue ni de bouche
les mots s’empilent
comme autant de colonnes corinthiennes
en ruine


sa mère fait semblant de raconter une histoire
un beau conte des Mille et une nuits
Rapunzel les rattrape entre deux maux
tire méchamment les cheveux du Keros en cavale
plante une lame dans ses yeux
l’oblige à se retourner
voir de vive voix étranglée
le charnier où son propre corps se fait brasier


il y aura des têtes tranchées et de la mort sur les mains
Sale
elle s’obstine bouche ses fentes sans paupière se terre dans ses jupes de misère
se tait s’oblige aux silences acérés
des couteaux sous la langue le cœur tel un os aux chiens en bande jeté
sur la rive du Styx les ventricules continuent de pulser
et la mère lèche ce qu’il reste de rouge autour du jouet brisé
immangeable
improbable amnistie


nonobstant la fille se souvient
a oublié


derrière le corps au premier plan`
elle bute contre son propre gisant
même morte elle ne repose pas
ne trouve jamais ce que l’on nomme dérisoirement la paix
écartelée électrifiée violentée molestée violée
de sa voix d’au-delà
pas un son ne résonne
n’essayez pas de la consoler
vos bras de papier
ne contiennent plus sa fureur volcanique
strates sur strates la pierre tranche
tant qu’elle vivra
impossible rédemption
vous jettera ses brouillons à la figure
les traits s’effacent sous l’encre
s’imprime sur son front la grimace du limon

vous la perdrez l’avez de longue date perdue
comme elle son honneur son sexe son corps
sur les champs de bataille d’une enfance
grandie sous les tanks
à la solde des cauchemars
Oui on dirait la folle du logis
pissant entre les lattes du plancher des latrines
se grattant le sexe en se pinçant la joue
Dors-tu fillette? Dors-tu?
il n’en est rien
elle est vivante éveillée même morte
son corps à tout prix
et l’esprit comme il peut
galère entre les éclats du verre brisé
à cloche pied évite le tain du miroir
Alice ne causera ni lapin ni dînette
ne pourra se poser de l’autre côté

trop tard son cœur
plus rien ne l’arraisonne
l’ancre a tout soulevé
poings fermés les chaînes aux pieds
la coque en verre du bateau
laisse entrevoir les phrases échouées
les algues l’avalent
sangsues vertes et goulues

ne cherchez plus
il n’y a personne derrière son corps
une passoire laisse filer l’eau et l’huile
tête-bêche la femme
s’abîme dans son vêtement de chair
il est minuit Dr. Schweitzer
rentrez chez vous les mouches ont tout besogné
plus de Nègres ni de petits Nippons à gaver
peau de chagrin usée aux coudes
étendue sous la vie
elle attend le dernier train
passera-t-il après ce tremblement?


Véronique Gagnon





La femme scarifiée


siffle la tête
de la femme cafetière
se détache explose
son corps de tôle ondulée
sur le mur de la nuit

volutes de l’endurance
silence chauffé à blanc
la pression sangle le sang
se concentre elle
expressif expresso
le dos les fesses
fouettent l’endormissement
dis-lui que tu l’aimes
en corps encadre-la
quand telle une oeuvre d’art
cafteuse d’amour
elle expose ses cicatrices
la trace des brûlures
stigmates de l’appartenance
à l’église de la beauté
reliques d’un passage
les rites
le droit d’apparaître
payé cher en espèces
trébuchantes et sonnées

la prison des os
fines bandelettes de lin
pieds momifiés
vingt anneaux au cou
la peau fendue
de toutes les couleurs
de toutes les fêlures
reformatée à même la viande
le gras les rides l’avant
passés à l’aspirateur
un peu de poison encore
se fige le temps

elle faite belle
se livre à toi
en zoulou et braille
noire Nelly
d’une fine lame
telle une célébration
à la grandeur de l’Amérique
se découpe le torse
y glisse deux sébiles
pour faire la manche
mendier le désir
double charge de plastic
explosive elle ondule
pleuvent les aumônes
te tourne-t-elle le dos
tu la couvres d’or

à quoi cela vous servira-t-il
d’avoir ensemble
marché sur la lune
si tu ne sais comprendre
son pardon
l’avouer chère
lorsqu’à nouveau elle te cueille

en ses bras berceau


te souviens-tu comme elle
l’art de se taire
donner à voir


ton regard son pouvoir
la conquête de l’espace
projetés en orbite
vos corps
ton passage enregistré
au déclic de l’utérus photographique
d’où elle t’extirpe ce soir
accouche sur papier
d’un enfant ventriloque
ventre loquace
lèvres immobiles
parlera par la mère
déesse en perdition
élue déchue dès l’aube
l’odeur du café
comme monnaie d’échange


Nancy R Lange



Bleus d’ailleurs

Bleu
comme au premier jour
le ciel
pour la mariée aux lourds atours
dont le sang
rougit le drap
parmi le silence des dunes
machisme religieux
viol rituel
bleu ambigu
virant au vert
jaune violet
enfin prenant
toutes les couleurs de l’arc-en-ciel
l’œil au beurre noir
on dit
fuse la douleur
moins grande que celle du cœur
I feel blue for her
pour elle
je hurle au bleu
du ciel


Rose Rosa


Tu étais née Isabelle
dixième enfant de la maison
Maria te baptisa Rose
fruit d’une double vision
tu haïssais les souffrances
de tes demi-frères les Indiens
te mortifiant par compassion
as-tu enfoncé les épines
de la fleur dont tu as le nom
dans la blancheur de ta poitrine
égratignant ta chair candide
en rose d’une drôle de façon
body painting crucifixion
Rose Rosa no me gusta
esta sangre en tu cama
tu étais faite pour le ciel
là où le mal n’existe pas
impatiente de l’atteindre
tu escaladais les nuages
sur les échelons de la croix
ta jumelle est dans la Mayenne
Laval d’un autre continent
première sainte des Amériques
moi l’immigrante je fais le pont
fille d’une métisse et d’un colon
sainte patronne du Nouveau Monde
brave new world je t’aime encore
même si ce n’est pas le Pérou
petite rose je t’honore
en l’église qui porte ton nom.


Françoise Belu


Femme reviens

Femme, reviens
À la pointe du geste
La douceur de ta voix
Dans chaque goutte de sang qui descend
Le long de tes jambes
Par pudeur, je détourne le regard
Mais je palpe le chagrin des siècles
Enfermé dans ton silence
Tu chantais quand l’ange noir te prenait à la gorge
Femme
Tu dérives vers un continent encore inconnu
La rage aux dents, au cœur, à la bouche
La chair maculée aux rythmes sensibles des lunes
Sans autre regret que la vie
À visage découvert,
Tes mains ont grandi
Tes yeux ont vu la beauté d’un sanctuaire
Saccagé par l’usure des mots
Femme, reviens
Dans la lumière de ce corps
Jadis livré aux charognards


Flavia Garcia